C'était sans doute l'interview la plus attendue par le marché. Neuf mois après la nomination de Xavier Piesvaux à la tête de Delhaize Belgium, et l'annonce par le groupe de la mise en chantier d'un nouveau plan stratégique pour son enseigne belge, toute la presse attendait d'en découvrir les grandes lignes. C'est donc à un véritable marathon de communication que s'est livré le patron de Delhaize ce jeudi 31 mai, dans le cadre du nouveau supermarché bruxellois de la chaussée de Waterloo (remplaçant celui longtemps installé à deux pas, dans une ancienne patinoire). S'il n'est pas coutumier de l'exercice, Xavier Piesvaux s'y révèle très à l'aise. L'homme est affable, vif, et la petite touche d'accent du midi - il est originaire du département de l'Hérault - achève d'apporter aux échanges une forme de bonhommie.

 

Voilà pour la forme. Sur le fond, Xavier Piesvaux n'annonce ni révolution, ni repositionnement spectaculaire. La stratégie, c'est sur les attentes identifiées auprès des clients qu'il entend la calquer: santé, goût et convenience. Une stratégie dont il revendique fermement la paternité: il ne s'agit pas d'appliquer à l'enseigne et à notre marché les recettes d'Albert Heijn, ni de se lancer dans une dévastatrice guerre des prix. Il est probable que cette absence de mesures choc déçoive certains observateurs. Mais elle est somme toute logique: dans un marché de la grande distribution plus fragmenté, la priorité est sans doute de renforcer son territoire "naturel", de ne pas trahir les attentes de son coeur de clientèle, et d'éviter de miser, façon quitte ou double, sur les recettes d'autrui. Tout changement de cap brusque risque d'amener une enseigne sur un territoire qui n'est pas celui où il dispose de la légitimité la plus évidente, et de désorienter la clientèle la plus fidèle. Or, c'est d'abord à partir de celle-ci que Delhaize entend repartir à l'offensive, en revendiquant plus haut et fort ses territoires d'excellence "historiques", tout en y ajoutant des préoccupations contemporaines. La chaîne veut manifestement s'approprier le statut de champion de la santé, et mettre en place sur ce terrain de véritables marqueurs de différenciation. Et elle nous donne déjà rendez-vous dans quelques mois pour la présentation d'un concept de magasin mis à jour, et pour la révélation d'un format inédit, citadin et connecté sur le multicanal.

 

Sur le prix et la promo, les choix stratégiques sont exprimés de façon beaucoup plus discrète. Nous y lisons une forme de pragmatisme, ainsi que le soin mis à ne pas alarmer les partenaires affiliés sur leurs niveaux de marges. On n'en conclura pas pour autant que l'enseigne se contentera du statu quo. Plus que probablement, elle se réservera la possibilité d'ajuster ces paramètres à la situation du marché et à sa propre compétitivité. C'est fidèle à un mot régulièrement employé par Xavier Piesvaux au cours de notre entretien: celui d'équilibre.

 

Sur le terrain de l'expansion, c'est toutefois bel et bien les indépendants qui porteront la dynamique, puisque les 40 nouveaux magasins annoncés ouvriront sous enseigne AD Delhaize, Proxy et Shop and Go. Sans surprise: c'est une logique désormais plus que répandue dans l'open market, où les parcs intégrés ont ces dernières années exclusivement évolué à la baisse, de crise en crise, à l'exception notoire d'Albert Heijn et bien sûr de Colruyt. Seuls les discounters poursuivent et financent sur leurs propres deniers une politique d'implantation agressive. Plus besoin de vous détailler les investissements en la matière des hard discounters (mais ce terme est-il encore de mise?) Aldi et Lidl, ni de vous rappeler avec quel succès Colruyt déploie OKay. Un leader du marché d'autant plus autoritaire qu'il peut justement appuyer son essor sur un bel équilibre, assis à la fois sur un parc intégré positionné sur le prix, et la dimension complémentaire locale des indépendants de Spar Retail Partners. Dans le marché tendu de la distribution de 2018, les parts de marché sont chères, et elles ne se gagnent pas sans investissements, tous réseaux confondus. La "clarification" stratégique à laquelle Delhaize se livre aujourd'hui autour de valeurs qualitatives sera-t-elle de nature à lui faire mordre largement sur la concurrence? On en doute un peu. Mais toute stabilisation ou progression serait déjà bonne à prendre. Surtout si elle se traduit par une meilleure rentabilité et une affirmation plus lisible de ses éléments de différenciation. Gouverner, c'est choisir, dit-on...

 

Bonjour Xavier Piesvaux. Vous rencontrez aujourd'hui la presse: le signe que votre diagnostic est posé, et votre plan bouclé?

 

"Les 9 mois qui se sont écoulés depuis mon arrivée forment effectivement une période de gestation suffisante que pour accoucher d'une stratégie. Celle-ci vise à engager Delhaize sur le futur, de façon cohérente. On ne peut pas s'amuser à sortir de nouveaux concepts commerciaux tous les ans, ce n'est tout simplement pas faisable. L'enjeu de ce travail stratégique, c'est d'identifier la proposition de valeur nouvelle la plus prometteuse pour l'avenir. Et qui soit bien entendu aussi à même de délivrer des résultats."

 

Quelles sont vos réponses, et sur quelles bases les avez-vous construites?

 

"Nous sommes dans un marché disruptif, où le consommateur est très sollicité. Il a l'embarras du choix, et il ne se prive pas de l'exercer. Le client d'aujourd'hui veut tout et tout de suite. Il veut à la fois le choix, la qualité, le prix, le service. Et parce que c'est en définitive lui qui a toujours le dernier mot, nous avons pris conscience que la priorité absolue, au moment de redéfinir notre stratégie, était de nous mettre à son écoute, en profondeur. Le symbole de la "table rouge" que vous voyez apparaître dans notre communication vient de là: nous nous sommes littéralement mis à table avec de nombreux clients pour comprendre leurs attentes. Et cette méthode d'écoute, nous l'avons aussi mise en pratique auprès d'autres publics importants. Nous avons écouté nos collaborateurs, qui sont au contact quotidien de la clientèle. Quel feedback étaient-ils en mesure de nous fournir à partir de cette expérience? Et que pensaient-ils que nous pourrions faire mieux? Nous avons bien entendu impliqué nos affiliés, qui représentent 50% du chiffre d'affaires, une situation unique à Delhaize, pour qui vient d'un autre groupe. Et nous avons aussi beaucoup échangé avec nos fournisseurs, afin de voir quelles convergences étaient possibles, et quelles propositions utiles ils étaient en mesure de formuler dans leurs catégories. Tout cet effort d'écoute, nous l'avons synthétisé dans un plan qui forme pour Delhaize une stratégie clarifiée."

 

Elle se traduit déjà par le nouveau baseline "Du côté de la vraie vie", qui succède au "Bien acheter, bien manger".  Ce n'est pas une promesse très concrète...

 

"Elle signe pourtant des initiatives qui le seront, concrètes. La mission que Delhaize veut remplir auprès de ses clients, c'est les aider à "mieux manger pour vivre mieux". Et cela va se concentrer sur trois axes majeurs. Le premier, c'est celui de la santé, qui représente une préoccupation majeure pour nos clients. Les aider à adopter une alimentation plus équilibrée sera une promesse vérifiée au quotidien. Cela passe par la reformulation complète des ingrédients de nos produits. Nous allons bientôt lancer une véritable innovation, avec la labellisation nutritionnelle des produits, qui permettra aux clients de s'informer en un coup d'oeil. Ce "nutriscore" a déjà été testé par des clients, qui l'ont plébiscité. Ce terrain de l'alimentation équilibrée n'est pas seulement une tendance de consommation extrêmement vivace, c'est aussi un terrain sur lequel nous avons une crédibilité forte, et un statut particulier en tant que leader des produits frais."

 

Quel est le deuxième axe?

 

"C'est celui du goût, et de la qualité au sens large, puisque on pourra aussi ranger sous ce terme des facteurs tels que la dimension locale. Nous avons ici aussi un historique très riche, mais nous avons l'intention d'aller beaucoup plus loin, et des initiatives vont apparaître en la matière. Enfin, le troisième axe, qui nous a lui aussi été inspiré par les clients, est tout ce qu'on pourra ranger sous le terme de "Convenience". Il y a bien sûr la praticité et le confort qu'offrent les produits, mais pas seulement. Des formules nouvelles sont à l'étude, telles que les salad-bars. Et puis il y a l'expansion. Nous ouvrirons dans l'année 40 nouveaux magasins, sous enseigne AD Delhaize, Proxy ou Shop and Go. Il reste encore beaucoup de zones où notre présence n'est pas à la hauteur de notre importance sur le marché national."

 

Rien de neuf sur le concept ?

 

"Nous allons là aussi bientôt présenter du neuf, avec pour souci de renforcer la cohérence du parc. Nous voulons surtout être plus agressifs pour mettre en place en magasin nos marqueurs de différenciation stratégique, tant dans le parc intégré que chez les affiliés. C'est tout simplement l'expérience qui parle: chaque fois qu'on manque de cohérence, qu'on met en place un "demi-concept" Delhaize, les chiffres sont moins bons. Cette nouvelle stratégie s'articule autour d'offres qui doivent évidemment êtres détenues dans tout le réseau, mais aussi formulées sous une forme cohérente. Puisque nous sommes sur le terrain du concept, j'ajoute aussi que nous vous présenterons dans quelques mois, vraisemblablement vers le mois de septembre, un concept totalement inédit, et résolument disruptif, à caractère urbain, et imprégné de digital."

 

Le bio est en plein essor, suscitant les appétits de nouveaux acteurs, et éveillant ceux de vos concurrents. C'est aussi un marché dont vous êtes leader, en frais, et proche de votre profil de clientèle. Allez-vous prendre des initiatives spécifiques?

 

"C'est un marché où nous avons été pionniers, et où nous avons une longueur d'avance, avec plus de 600 produits dans l'assortiment. Et le bio rentre forcément aussi dans le périmètre de ce que nous avançons sur la santé et la qualité. Nous agrandirons l'offre bio là où ce sera pertinent. Mais nous n'avons pas de projet ou d'objectif spécifiquement dédié à cet univers. A vrai dire, nous nous sentons plutôt à l'aise avec ce que nous offrons déjà aujourd'hui.

 

Le groupe avait fait figurer dans la feuille de route la nécessité d'améliorer l'efficacité sur la promo et sur le prix. Vers où allez-vous?

 

"Sur le plan promo, les ajustements ont déjà été apportés, et avec succès. Avec une meilleure programmation, bien plus efficace: les offres volume en début de mois, quand le budget du consommateur n'est pas sous pression, et les good deals quand il se rétrécit en fin de mois. Côté prix, c'est un travail précis, où il faut trouver le juste équilibre entre l'image-prix et l'image-qualité. Mais il ne s'agit pas de se lancer dans une fuite en avant et de lancer une guerre des prix. Il faut travailler avec méthode, et je constate que ce qui a tiré les résultats, en net progrès, de notre premier trimestre, c'est précisément le plan commercial mis en place, les promo plus efficaces parce que plus fortes et mieux ajustées, et les opérations innovantes que nous avons lancées. Celle des "légumes magiques", avec laquelle nous encourageons la consommation de légumes par les enfants, en les rebaptisant "Dents de dragons" ou "Fusées oranges", est par exemple un énorme succès. Non seulement celle-ci est elle une traduction directe et concrète des enjeux santé présents dans notre stratégie, mais elle a entraîné une croissance de 50% des ventes de légumes concernés !

 

Ce plan est-il vraiment le vôtre? On a beaucoup parlé d'une mise sous tutelle hollandaise et évoqué le rôle de Wouter Kolk.

 

"Je l'ai beaucoup lu moi-même, et j'en ai été surpris. Ce plan est bien celui de Delhaize, conformément à la politique du groupe, qui veut que dans chaque marché, l'enseigne leader soit en charge de définir sa propre stratégie. C'est notre cas, et donc oui, ce plan a bien été construit par Delhaize, il ne lui est pas imposé. Mes relations avec Wouter Kolk sont excellentes, et sur ce plan stratégique, elles étaient plutôt de l'ordre de l'inspiration, de l'échange. Il a fait preuve d'un grand respect de notre travail, et nous a plutôt encouragés à nous engager sur des conclusions qui lui semblaient bien construites.

 

Tout n'a pas été agréable dans les mois précédents. Vous avez subi l'impact du scandale Veviba/Verbist. Outre le travail énorme à mener pour reconstruire le sourcing, il y a un préjudice d'image, qui crée le doute sur cette qualité que vous revendiquez.

 

"C'est inévitablement un choc, et nous avons aussitôt pris une position très claire et radicale: cesser tout commerce avec ce fournisseur Cette fraude alimentaire a créé une rupture de confiance entre Delhaize et ce fournisseur. Nous avons cessé toute collaboration, retiré les produits en rayon et invité les consommateurs qui le souhaitaient à nous rapporter ceux qu'ils avaient déjà achetés. Difficile d'être plus fidèle à nos valeurs, et certains clients nous ont d'ailleurs félicité de ne pas mégoter sur les mesures à prendre."

 

La relation aux fournisseurs, et la confiance qu'on leur accorde, est aussi un sujet d'actualité. Une tendance apparaît qui voit les distributeurs confier à de grands fournisseurs la responsabilité de gérer l'approvisionnement de tout un pan de l'assortiment. Par exemple, un très grand fournisseur, comme Hilton, va gérer l'approvisionnement en volaille, sur base de votre cahier de charges, et en intégrant d'autres producteurs. C'est typiquement une formule pratiquée par Albert Heijn. Un hasard?

 

Les impératifs d'efficacité qui s'imposent aux retailers sont les mêmes pour tous, et ceux-ci cherchent sans surprise à atteindre une intégration des opérations qui soit la plus importante possible. Mais ceci ne change absolument rien à un principe: c'est bel et bien nous qui gardons la maîtrise !

 

Où en êtes-vous dans le chantier lancé sur la réorganisation du travail?

 

La moitié du parc de points de vente a déjà suivi le programme "Boost" lancé autour de ce thème, et qui a permis de collecter un feedback énorme. Nous avons pour obligation envers nos collaborateurs de simplifier leur travail, précisément pour les aider à mieux s'occuper du client. Et ceci ne peut se mettre en place qu'à travers une large concertation avec les partenaires sociaux. L'objectif vise plutôt à réduire ou simplifier le nombre de tâches confiées à chaque membre du personnel. Rien n'est encore décidé, mais le dialogue est en cours, et il est constructif.

 

On a beaucoup évoqué des soucis logistiques, en particulier sur les ruptures. Et les affiliés sont demandeurs d'outils de gestion et de commande plus performants.

 

Sur la logistique, je dois vous dire que depuis mon arrivée, je n'ai pas été le témoin de soucis majeurs. Mais c'est un terrain sur lequel nous investissons et accélérons. L'entrepôt automatisé consacré à l'épicerie sera opérationnel en 2019. Et nous connaissons les desiderata de nos affiliés. Le travail est en plein cours sur un nouveau programme de commande, où une couche d'intelligence artificielle permet de simplifier le travail en suggérant des commandes. Il tourne en phase pilote dans certains magasins intégrés.

 

L'entretien touche à son terme, et on n'a pas encore évoqué le digital...

 

Sur ce plan, aucune ambiguïté: on y va, et "full speed" ! Tout simplement parce que c'est la demande du client. Le marché est peut-être encore modeste en Belgique - 1% de part de marché - mais il progresse à vitesse accélérée, avec une croissance de 30% au premier trimestre. Evidemment, la question est de savoir si on peut y gagner sa vie. Tout est bien sûr affaire d'échelle. Mais il y a des indicateurs plus que positifs. Notre client e-commerce vient aussi de plus en plus au magasin physique, ce client fait preuve d'une très grande fidélité. Et tout le service et le confort que nous mettons en place sont d'excellents moyens de recruter des clients sur le plan global.

 

Le mot de la fin?

 

Notre stratégie n'est pas de vouloir faire la révolution, mais bien de procéder à des tas de petites révolutions, sur différents aspects. Et puis, dans ce marché mobile et volatil, la part de marché ne peut pas durablement s'acheter. Tout progrès en la matière est le résultat de ce que vous mettez en place. Le plan que nous suivons s'appuie sur les forces historiques de Delhaize, et sur une conviction forte: si nous nous mettons en phase avec ce qu'expriment nos clients, nous ne pouvons que gagner. La priorité aujourd'hui, c'est d'implémenter notre stratégie, et de nous assurer de son impact. C'est sur cette base saine qu'on pourra recruter de nouveaux clients.