Interview « Notre gaspillage alimentaire est parfois choquant »
Chaque seconde, 50 tonnes de nourriture sont jetées dans le monde entier. Un chiffre qui donne le vertige, mais l'entrepreneur de Flandre-Occidentale Jonas Mallisse essaie d’agir à sa manière : avec l'application Too Good To Go, il empêche la nourriture de finir à la poubelle et la propose à un tiers du prix.
Jonas Mallisse a à peine le temps de profiter de la fin de l’année. L'entrepreneur de 28 ans est le responsable Belgique de l'application de gestion des déchets alimentaires Too Good To Go, qui a été téléchargée 900.000 fois dans notre pays depuis son lancement l'année dernière. « C'est un travail à temps plein et même plus que ça, mais je suis heureux de le faire », explique-t-il. En novembre, Too Good To Go a reçu le prix de Salesforce Sustainable Retailer of the Year 2019-2020, une nomination pour les quelque un million et demi de repas que l'application a permis de sauver en Belgique. L'application compte 3.000 partenaires, dont EXKi, 450 magasins Carrefour, Ikea, Les Tartes de Françoise et peut-être bientôt Colruyt et Delhaize. « Avec Colruyt, nous serons bientôt assis autour de la table. Nous avons déjà parlé avec Delhaize et ils étaient très enthousiastes », raconte Jonas Mallisse. « Je suis déjà incroyablement fier de ce que nous avons accompli. Sur les 900.000 Belges qui ont téléchargé l'application, environ 200.000 d’entre eux sont réellement actifs. Ca signifie que 900.000 personnes ont déjà pensé au moins une fois au problème du gaspillage alimentaire. Je pense que c'est important. »
Comment avez-vous commencé avec Too Good To Go ?
J'étais en voyage en Inde quand j'ai entendu un couple scandinave parler de l'application. Je trouvais que c'était une bonne idée. J'ai étudié le marketing, mais j'ai toujours été intéressé par le secteur social. J'ai travaillé pendant un certain temps dans une agence de marketing spécialisée dans les collaborations avec les ONG. J'ai commencé à chercher tout ce qui concernait Too Good To Go et j'ai découvert qu'ils n'étaient pas encore actifs chez nous. Je les ai contactés et ils ont pensé que ce serait bien de mettre en place Too Good To Go en Belgique. Quand on est confronté à la pauvreté et aux pénuries alimentaires en Inde, on pense d'autant plus à notre façon de consommer ici. Chez nous, environ la moitié du gaspillage alimentaire se produit au sein des domiciles. Ce n’est pas le cas dans les pays en voie de développement. Les familles utilisent la nourriture de façon très efficace parce qu'elles n'en ont pas beaucoup. Les pertes sont plus importantes dans le domaine du transport, du stockage et de la logistique. À ce moment-là, j'ai décidé que je voulais faire quelque chose pour les déchets dans notre pays.
Avez-vous déjà été un « dumpster diver », quelqu'un qui plonge dans les poubelles des supermarchés pour récupérer les produits jetés ?
Je l'ai fait deux ou trois fois, oui. J'ai été choqué de voir tout ce qui est jeté, même après tous les efforts que les supermarchés ont déjà faits. C'est là que vous voyez à quel point le gaspillage est énorme. Parfois, les commerçants versent de l'eau de javel dessus, parce qu'ils ne veulent pas être responsables si quelque chose tourne mal, ce que je comprends. Je n'ai jamais vraiment été préoccupé par la nourriture, mais j'ai vu à quel point nous sommes devenus 'compliqués' en matière d’alimentation. Même les aliments qui sont encore bons sont jetés à cause de normes de sécurité trop strictes. L'impact écologique de ces déchets est énorme, raison de plus pour s’attaquer au problème. 8% des émissions totales de CO2 proviennent des déchets alimentaires, via le transport et l'emballage des marchandises. Comme beaucoup de gens de mon âge, je suis préoccupé par le problème du climat. Je pense que nous voulons prendre des mesures urgentes, mais je veux aussi voir les choses sous un angle positif et trouver des solutions. L'un des objectifs de l'ONU est de réduire le gaspillage alimentaire de 50% d'ici 2030. J'espère que nous pourrons aider à atteindre cet objectif.
Les supermarchés eux-mêmes ne restent pas inactifs en matière de gaspillage alimentaire : ils vendent souvent déjà des produits proches de la date de péremption à des prix fortement réduits.
Oui, mais même là, beaucoup de choses sont jetées. Tous ces efforts ne sont qu’une goutte d'eau dans l’océan. Nous le savons parce que nous avons discuté avec plusieurs supermarchés pour voir combien de nourriture ils gaspillaient et comment nous pouvions les aider. Il y a vraiment beaucoup de possibilités pour les supermarchés de faire quelque chose contre les déchets alimentaires. To Good To Go a une raison d'être, aussi du côté de la Banque alimentaire et d'autres initiatives. Nous sommes complémentaires. Pour les supermarchés, il est intéressant de travailler avec nous, ne serait-ce que d'un point de vue commercial : en proposant leurs produits presque périmés par notre intermédiaire, ils ont moins de pertes et bien sûr ils contribuent également à réduire l'impact social et écologique du gaspillage alimentaire.
Quel est le type de consommateurs que vous touchez ?
Le groupe le plus important n'est pas constitué d'étudiants, comme beaucoup le pensent. Nous avons fait faire une étude de marché qui montre que le groupe le plus important est constitué de jeunes entre 25 et 35 ans, qui ont un premier ou un deuxième emploi, mais qui ne sont pas encore vraiment installés. Ils sont encore très flexibles et doivent moins tenir compte des autres membres (de la famille). Le deuxième groupe en termes d’importance est celui des personnes dont les enfants viennent de quitter la maison. Ils sont conscients du problème du gaspillage alimentaire, en partie parce que leurs enfants y sont sensibles. Ils sont également plus souples dans leurs habitudes alimentaires. Ce sont les étudiants qui constituent le troisième groupe. Ils sont flexibles en termes de repas et ont également un budget plus serré. Nous vendons la nourriture à un tiers du prix d'origine.
Vous avez 28 ans et vous êtes la force motrice d'une application primée dans notre pays. Avez-vous du temps libre ?
(rires) A peine. Too Good To Go est un emploi à temps plein et je fais également partie du conseil consultatif de Bolt, une entreprise qui veut bouleverser le secteur énergétique avec de l’énergie verte et locale. Un projet très excitant qui correspond parfaitement à ce que je suis : un entrepreneur qui essaie de penser socialement et écologiquement. J'entends dire que certaines personnes trouvent cette façon de faire des affaires très inspirante et j'en suis très heureux. Plus il y a de gens qui vont dans la même direction, mieux c'est.
Faites-vous ce que vous avez toujours rêvé de faire ?
Je n'ai jamais été un enfant qui rêvait de devenir footballeur ou pompier. Je posais des centaines de milliers de questions sur tout et n'importe quoi. Je le fais encore, en fait : pourquoi y a-t-il tant de gaspillage alimentaire et comment pouvons-nous faire pour changer la situation ? Il peut sembler que je ne sois plus vraiment dans le domaine du marketing, mais Too Good To Go est devenu une marque forte en Belgique. Toute l'équipe peut en être fière.