Opinion Pourquoi faut-il prendre au sérieux les retailers russes ?
Le distributeur Russe "Mere" vient d'annoncer son arrivée en Belgique, et plus largement en Europe. Un autre débarquement, après ceux, concrétisés par Wildberries et Vkusvill, Analyse des atouts dont disposent ces distributeurs venus du froid.
Avant toute chose, un rappel : Mere n'est pas le premier à entreprendre la ruée vers l'Ouest. Le premier retailer russe à avoir annoncé son arrivée surprise en Europe était Wildberries, le plus grand retailer russe online, suivi l'année dernière de VkusVill, et enfin la semaine passée, de Mere.
Wilberries forme un parfait exemple de dynamisme. Au cours des deux dernières années, le site d'e-commerce russe s'est lancé dans 14 nouveau pays, dont la Pologne en 2019, la France, l'Allemagne et même les Etats-Unis en 2021. Wildberries, c'est d'abord l'histoire d'un couple, Tatyana et Vladislav Bakalchuk. Il est radiophysicien, elle est professeur d'anglais, et profite de son congé de maternité à 28 ans, en 2004, pour fonder son site marchand, en réalisant combien il était peu commode pour les jeunes mamans de renouveler leur garde-robe avec un nourrisson à domicile. En dix ans, sans relais ni appuis particuliers, et dans un pays où le business est plutôt machiste, elle fera de Wildberries la plateforme marchande la plus prospère de Russie. On y trouve 40.000 marques, russes ou internationales, pour du prêt-à-porter ou de l'électro-ménager. Et ses ventes ont crû de 74% en 2020, bien aidées par la crise sanitaire. Tatyana Bakalchuk est aujourd'hui milliardaire, sa fortune donnée pour 13 milliards de dollars fait d'elle la femme la plus riche de Russie. Elle détient 99% du capital de son entreprise, et refuse tout investissement extérieur.
Premier constat : l'entrepreneuriat n'a pas de frontières. Il est grand temps de dépasser les préjugés sur la Russie, et de ne pas traiter avec dédain les ambitions de ses retailers. Le distributeur russe Mere a annoncé vouloir ouvrir 10 magasins en Belgique en 2021. Une ambition observée de prime abord avec un scepticisme assez inévitable. Mais celui-ci est-il vraiment fondé ?
Voici les 6 raisons pour lesquelles les retailers russes pourraient rencontrer le succès en Belgique et en Europe
1. A la recherche de terreaux de croissance
Pour les retailers russes, l'internationalisation n'est pas un caprice mais un réservoir de croissance. Depuis près de 7 ans, l'économie russe vit dans le marasme. Quand le marché domestique est maussade, on est davantage motivé à chercher la croissance ailleurs. Et à s'en donner les moyens et investissements.
2. It's the economy, stupid !
En Belgique, près de 20% de la population vit sous le seuil de pauvreté ou dans une zone à risque, et recherche activement toute possibilité d'économie. Si les retailers russes concrétisent vraiment dans les faits leur ambition d'être 20% moins chers que la concurrence (rien que ça), ils pourraient progressivement rogner sur cette clientèle, au rythme du développement de leur parc. Difficile toutefois de chiffrer ce potentiel : les 20% de consommateurs les moins favorisés ne s'attribuent pas 20% des ventes en valeur. Mais seraient-ils la seule cible ? Le low cost fait vendre, au-delà des profils socio-démographiques, comme l'a prouvé l'exemple d'Action, dans le non-alimentaire.
3. Le taux de change
Le taux de change est favorable aux exportations russes : à une parité de 95 roubles pour un euro, (le cours était de 40 roubles pour 1 euro début 2013), même avec des marges minimales, les distributeurs russes pourront rester rentables sur leur assortiment propre.
4. Un vrai niveau d’excellence.
Comment décrire l'expertise d'une enseigne telle que Mere ? Pour le savoir, nous avons interrogé un expert en la matière. Eric Blondeau, manager français vivant à Bruxelles, a dirigé la chaîne russe Mosmart. Ce qui fait de lui un très fin connaisseur du marché russe et de ses acteurs. Son jugement invite à ne pas sous-estimer le niveau d’excellence des meilleurs opérateurs russes. “La Russie fonctionne de façon polarisée : ce qui se fait de meilleur est dès lors véritablement au plus haut niveau mondial, alors que le bas de la classe est vraiment médiocre. Contrairement à l'image toute faite des oligarques russes, le portrait-robot des CEO des retailers qui ambitionnent de se développer en Europe est plutôt flatteur : des trentenaires appartenant à l’élite intellectuelle, construisant l'activité de leur groupe sur des process et des protocoles de logistique et de digitalisation avancés. On est bien loin de l'image d'Epinal des vieilles enseignes de distribution russes à l'effigie des babouchkas et de leur samovar. Vous trouverez plutôt des sociétés à la pointe de la technologie et des méthodes de développement commercial, proposant des modèles disruptifs.”
Bien que l'enseigne Mere (opérant sous le nom Svetofor en Russie) puisse avoir un air de parenté avec les tristes magasins de l’ancien régime communiste, les méthodes et logiciels utilisés sont des plus avancés. Quant au CEO de Vkusvill, il représente une sorte d'Elon Musk russe : Andrey Krivenko, titulaire d'un PHD en physique de l’université de Moscou. Il a introduit le modèle agile dans la totalité du groupe, adoptant un mode de gouvernance partagée sur le modèle de "l’Holacracy" : une structure “plate”, sans middle management, et où chacun a un rôle bien défini. Une vraie rupture dans une société autocratique telle que l'est la Russie.
5. Un retard qui fait prendre des raccourcis
La Russie a accumulé un retard au cours des décennies précédentes. Ce qui lui permet paradoxalement aujourd’hui faire des bonds en avant sans inertie socio-économique. Un peu comme une maison, qu'il est parfois plus simple et rapide de construire à partir de rien que de restaurer avec soin. Le niveau de modernité des nouveaux entrants répond alors parfois aux dernières tendances, grâce à un outil technologique très avancé. C’est ainsi que Vkusvill a développé en l'espace de 6 mois des “darks kitchen” dernier cri, partout à Moscou, durant la première phase de la pandémie. En Europe occidentale, de tels concepts sont en vogue, avec les Casper ou Frichti, mais souvent encore en phase de test, et avec une rentabilité qui reste incertaine. Quand on est capable livrer en 20 minutes à partir d'une Dark Kitchen dans tout Moscou, une métropole de 15 millions d'habitants, on ne craint pas trop de construire une logistique plus traditionnelle à l'étranger. N’ayant pas connu les phases intermédiaires de l’ecommerce et du digital, les Russes connaissent aujourd’hui une phase de poussée technologique aiguë, qui les invite à se déployer en dehors de leurs frontières.
6) Un espace libre pour des Hardest discounters ?
Le marché belge et européen en général a progressivement connu une premiumisation. Là où les hard discounters ne vendaient que des produits de base Private Labels il y a encore 30 ans, ils ont raffiné leur positionnement comme leur assortiment, jusqu’à y intégrer des produits de marque. Pourquoi? Le consommateur européen est comme tous les autres sensible au prix. Mais pour pouvoir poursuivre sa croissance et conquête de parts de marché, le hard discount se devait d'élargir sa clientèle en offrant une expérience plus gratifiante et des réponses mieux accordées aux tendances envigueur. Lidl l'a compris le premier, en se revendiquant "Smart Discounter", Aldi a fini par l'imiter. Qui sait si ceci n'ouvre pas un espace sous le positionnement des hard discounters, à des enseignes jouant sans complexes la carte brute du prix. L'exercice n'est pas simple, avec des marges très limitées. Mais les enseignes russes s'y sont bien adaptées.
De la low-tech avant l'heure
"L'industrie agro-alimentaire russe," nous explique Eric Blondeau, "ou plutôt son héritage soviétique, a ceci d’unique qu’elle a toujours combiné un modèle basé sur une massification de peu de référence avec un maximum d’apport calorique pour un minimum de complexité culinaire, avec des productions issues de recettes ancestrales utilisant des modes de conservation naturels tels que la lacto-fermentation. Ce qui est exactement dans l’air du temps: un retour vers des produits alimentaires basiques, comme des produits lacto-fermentés et peu industrialisés, qu’on appelle low-tech. Au même moment, les avancées en développement cellulaire, substituts de viande, fermes à insectes, fermes verticales automatisées, s'accélèrent à très grande échelle avec une R&D très poussée, alimentée par des universités technologiques en pointe au niveau mondial."
Qu'est-ce qui fait, pour finir, la singularité de ces retailers russes ? On pourrait les qualifier de trash-discounters, vu l'impact potentiel dévastateur de ces modèles de distribution quasi militaires. Ceux-ci opèrent en effet à un niveau d’efficacité poussé à l'extrême, tant dans la logistique que les achats ou encore la capacité d'adaptation à des environnements très divers.
Eric Blondeau prévient : on peut s'attendre à d’autres arrivées russes en Europe et en Belgique : “Des concepts non alimentaires vont suivre, mais aussi la foodtech, l'agriculture urbaine.. Les Russes étant très avancés en la matière, ils viendront sans doute avec des modèles en rupture, maid déjà développés et établis”.
Participez au Gondola Day
Vous aurez probablement l'occasion de croiser certains patrons du retail russe le 23 septembre lors des Gondola Days