Le pays confiné, le secteur médical sous pression, l'économie sous le choc, et le consommateur saisi par la fièvre... C'est plus que jamais le moment de rester à la fois prudent, calme et solidaire.
« Solidaires » : c'est un mot qui est revenu dans la plupart de mes contacts récents avec différents acteurs du métier. Solidaires et responsables, la priorité étant d'être discipliné, aussi confiné que possible, afin de freiner la propagation du virus, et éviter une saturation du secteur hospitalier, où le corps médical est lui-même souvent le premier touché.
C'est un beau mot, solidaire, mais il y a pourtant un sérieux écart entre les intentions et les actes. La folle panique qui a poussé tant de gens à dévaliser les rayons des supermarchés, en dépit de tous les appels au calme, témoigne surtout du contraire, le règne du ‘moi d'abord’. En ces moments-là, on se demande soudain si le mot consommateur mérite vraiment ses trois dernières syllabes. Je sais, je sais, ce n'est pas bien, je fais preuve de mépris, il ne faut pas stigmatiser ; le consommateur aurait comme l'électeur toujours raison, il faudrait systématiquement respecter ses choix, ses peurs, ses pulsions reptiliennes et ses instincts grégaires. Et puis, ça n'a rien de nouveau. Depuis les deux guerres mondiales, à chaque tension planétaire, les gens ont stocké sucre, farine, pâtes, riz ou conserves. On ne doit donc pas s'étonner que l'angoisse du shopper ait brusquement changé de nature: lui qui craignait jusqu'à hier tellement le gluten pille à présent le rayon des pâtes. Du moment que le chariot est rempli, on oublie tout, le budget, le Nutriscore, la mesure et, pour certains, la courtoisie qui devrait inviter à ne pas s'accaparer ce dont on n'a objectivement pas réellement besoin. Ce n'est même pas vraiment ça qui effraie, c'est plutôt la hargne, et parfois l'agressivité d'une partie de la clientèle. Ou encore cette scène décrite par plusieurs gérants ou exploitants de supermarchés : celle d'un client alignant son chariot de courses sous la planche du rayon, pour y faire basculer brusquement d'un balayage du bras toute la pile de produits. A ce niveau-là, ce n'est plus du stockage, c'est du braquage légal.
Le problème est que la panique s'auto-alimente jusqu'au vertige. On a beau expliquer aux angoissés du placard qu'il n'y a rien à craindre, la vue des rayons vides les convainc ensuite qu'ils avaient bien toutes les raisons de surstocker. Ils recommencent, et ils sèment le doute chez ceux qui étaient jusqu'alors restés calmes. La folie du stockage n'est pas un problème critique: elle exerce certes une pression inutile sur la chaîne logistique et le réassort, mais les stocks ne sont pas menacés ; il y a largement de quoi nourrir tout le monde. Elle fournit plutôt une inquiétante métaphore de ce que pèse encore la solidarité lorsqu'il ne s'agit plus seulement d'un joli mot. On frémit surtout à l'idée que les mêmes individus puissent adopter de tels comportements anti-sociaux dans le secteur hospitalier, qui n'en a surtout pas besoin.
Et le commerce alimentaire, dans tout ça ? Il tourne à plein régime, presque un peu gêné de vivre une sorte de Noël en mars, quand tant d'autres secteurs sont frappés de plein fouet par l'arrêt quasi-total de leurs activités. La plupart des supermarchés atteignent dès l'heure de midi le chiffre d'affaires qu'ils se réjouiraient normalement d'encaisser en une journée. Bien entendu, le dopage des ventes par les achats de panique sera tôt ou tard suivi par un coup de frein sur les catégories concernées. Il faudra bien les vider, ces placards, et qui sait, pour certains faudra-t-il plus d'une génération. Il n'empêche: la distribution alimentaire va vendre davantage, et sur des comportements plus normaux : les écoles et cantines sont fermées, le télétravail est dopé, l'univers horeca fermé, on mange donc davantage à domicile. Et puis on a sans doute tendance à se faire un peu plaisir, à compenser cette ambiance anxiogène.
Cet afflux de clients et d'achats représente un surcroît de travail. Il faut aussi rassurer le personnel, adopter des mesures qui limitent les risques de le voir exposé, et elles arrivent. C'est un énorme apprentissage qu'il faut faire, au jour le jour. Avec calme, méthode, pragmatisme. Ne pas céder à la panique, c'est aussi ce pour quoi plaide Luc Bormans, président d'APLSIA, l'association francophone des exploitants de supermarchés indépendants. « Nous avons besoin de solidarité et de sang-froid. Notre secteur est peut-être très sollicité, mais il est aussi privilégié par rapport à d'autres. Qu'est-ce que ça représente, l'une ou l'autre livraison en retard, et pour des raisons compréhensibles, quand d'autres entreprises sont tout simplement dans l'impossibilité de fonctionner ? C'est un moment très difficile, mais contrairement à ce que disait hier le président Macron, non, ce n'est pas la guerre. Il faut s'abstenir d'utiliser une terminologie qui contribue à la panique. Il faut du calme et de la solidarité, à tous les niveaux. »