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Foodretail
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Christophe Sancy
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Gondola a visité Eataly World, le food park géant qui s'est implanté à Bologne, et qui entend célébrer toute la filière alimentaire italienne. Si ce projet est exécuté avec un soin jaloux, il peine pourtant à nous convaincre, ou plutôt à nous séduire. Tous les aspects de la gastronomie italienne y sont mis en scène, mais sous une forme tellement maîtrisée qu'il y manque sans doute l'essentiel: l'authenticité, la spontanéité, le coeur.
L'arrivée confirmée de Eataly en 2023 au coeur de Bruxelles, sous forme d'une franchise détenue par Dick Vervoordt, place le concept de Food Court italien sous les feux de la rampe belge. Une excellente occasion de partager avec nos lecteurs la visite récente que nous avons consacrée à Eataly World - FICO, la plus vaste et ambitieuse implantation d'Eataly dans le monde. Faut-il encore présenter Eataly ? Le concept de la chaîne a germé dans l'esprit visionnaire de son fondateur, Oscar Farinetti. Après avoir fait fortune avec la revente de l'enseigne de distribution d'électroménager fondée par son père, il se donne pour nouvelle vocation de célébrer la richesse gastronomique italienne à travers un concept d'un genre nouveau. Silhouette trapue, sourire éclatant, moustache façon Super Mario : derrière cette image bonhomme se cachent une volonté de fer et une audace d'entrepreneur inouïe, mise au service d'un amour du produit noble développé au contact de son ami Carlo Petrini, l'inventeur du mouvement Slow Food. C'est cette audace qui l'amène à inaugurer en 2007 à Turin le premier Eataly, dans un bâtiment industriel réhabilité. Le concept s'impose d'emblée comme une référence pour tous les professionnels du retail intéressés par le design commercial, et on vient de loin pour découvrir ce temple gourmet qui mise à la fois sur le goût, l'expérience, et l'architecture commerciale soignée imaginée par le talentueux bureau Costa Group.
10 ans de conquête
Dix ans plus tard, Eataly a changé de dimension et de statut. La chaîne compte un peu moins de 40 implantations dans 12 pays. L'Italie est bien sûr la mieux couverte, avec 17 points de vente, mais cinq Eataly ont déjà ouvert aux Etats-Unis, avant l'ouverture prochaine de Las Vegas. Du Brésil à la Suède, de l'Allemagne au Japon, en passant par la Turquie, la Corée du Sud, les Emirats, le Quatar, l'Arabie Saoudite, Eataly tire avantage de la formidable popularité dont jouit la cuisine italienne auprès de populations culturellement pourtant aussi diverses. En y ajoutant un vrai savoir-faire marketing et une esthétique mariant la tradition à la modernité, la chaîne se fait aussi un ambassadeur et un véhicule de conquête pour l'agro-alimentaire italien, ainsi qu'une belle personnification de l'esprit d'entreprise à l'italienne. Matteo Renzi, l'ex-président du conseil, s'affichait volontiers en compagnie du fondateur d'Eataly, qui fait partie de son cercle de proches.
Le temps du succès est aussi celui de la controverse, puisque beaucoup reprochent à Farinetti une dérive ayant conduit la chaîne à s'appuyer sur l'authenticité artisanale pour développer une enseigne imprégnée de marketing. Mais Oscar Farinetti n'en a cure, seul compte pour lui le mouvement, et le succès. Qui est spectaculaire, avec un chiffre d'affaires consolidé donné pour 465 millions d'euros, et un retour au bénéfice en 2017 après un perte de 11 millions enregistrée au cours de l'exercice précédent. Eataly, qui s'apprête désormais à débarquer à Paris (aux Galeries Lafayette), à Londres (3.800m2 au coeur de la City) et à Bruxelles vise à présent un chiffre d'affaires de 700 millions à l'horizon 2020.
Mais son projet le plus ambitieux, c'est bien à Bologne qu'il s'est concrétisé avec l'ouverture de Eataly World -FICO en novembre 2017. “Fico”, c'est le nom de la figue en italien, et le fruit est décliné en mascotte et en matériel de merchandising divers dans les boutiques du site. Mais c'est en réalité l'acronyme de Fabbrica Italiana Contadina, autrement dit Fabrique Italienne Paysanne. Car dans la galaxie Eataly, FICO tient une place à part. Il ne s'agit plus seulement d'un food court gourmet consacré à la vente et la consommation de produits alimentaires premium, mais bel et bien d'un "food park" où s'entremêlent diverses ambitions. Mettre en valeur la filière agro-alimentaire italienne et son savoir-faire, évoquer l'importance de la biodiversité, proposer six “carrousels” pédagogiques consacrés à l'interaction entre l'homme et son environnement, accueillir 45 points de restauration, un cinéma, un centre de congrès, mais aussi, à l'extérieur du bâtiment, des zones didactiques dédiées à l'élevage d'animaux ou la culture de végétaux.
Géant !
100.000 m2 pour mettre en scène la gastronomie italienne, voilà qui situe aussitôt la dimension touristique du projet. Qui vous propose d'emblée d'emprunter pour le parcourir un triporteur fourni par la très iconique marque de cycles italienne Bianchi, légendaire depuis Fausto Coppi, et qui dispose de sa propre boutique dans le complexe. Le totem précédant l'entrée n'a pas encore eu le temps de se végétaliser, mais il vous propose déjà le meilleur angle pour le selfie. Quant à l'entrée, elle met à l'honneur les fruitiers italiens, en signalant fièrement que 1.000 des 1.200 variétés de pommes recensées en Europe sont d'origine italienne.
Une vitrine de branding
Le modèle économique repose pour l'essentiel sur l'intervention des marques ou groupements partenaires, qui louent leurs emplacements tout en accordant des commissions importantes sur les ventes qu'ils y enregistrent. Pour ces acteurs, Eataly World-FICO représente probablement davantage un media confortant leur statut et leur image qu'une véritable opportunité commerciale. Si l'on trouve ici bien des locomotives alimentaires italiennes, c'est tout un art de vivre et une esthétique qui sont concernés, en intégrant aussi les marques iconiques de l'électro-ménager, de l'art de la table, ou même du matériel agricole.
Ludique et pédagogique
Six circuits éducatifs payants (2 €) forment des étapes le long du kilomètre de shops. Mais on trouvera aussi une foule de cours ou workshops, sans oublier les panneaux d'informations, écrans vidéo et bornes interactives qui jalonnent le parcours. Certaines marques poussent très loin la démarche, avec des labos ou des ateliers. Le spécialiste des produits laitiers Granarolo a par exemple installé une véritable unité de production fonctionnelle, produisant les yaourts ou fromages frais vendus sur place.
La perspective pédagogique se prolonge à l'extérieur du bâtiment, avec des espaces où sont cultivées ou élevées des espèces végétales ou animales. Le week-end, le public pourra par exemple découvrir le travail de chiens truffiers sur la parcelle gérée par Urbani Tartuffi.
Un design commercial soigné. Trop?
Rien n'a été négligé pour surprendre le visiteur et lui faire vivre une expérience marquante. Les spécialistes de design commercial s'en sont donné à coeur joie. La boutique du consortium du Parmesan se flatte d'ailleurs d'avoir, en reproduisant sur son comptoir les mentions qui apparaissent en relief sur chaque roue de fromage, reproduit l'esprit des plus grandes enseignes de mode italiennes. L'imagination est souvent au pouvoir, même si l'exercice n'évite pas toujours l'écueil du pastiche.
Des nombreux espaces de restauration à l'épicerie principale (le Gran Bazar), le travail est très maîtrisé. Presque un peu trop: face à l'authenticité de ce que vous trouverez en rue, à quelques kilomètres, ceci paraît bien lisse.
Quel modèle économique ?
Le tout forme le plus vaste food park au monde : 100.000 m2 de surface couverte, dans un bâtiment accueillant autrefois des grossistes alimentaires, et situé dans une zone de bureaux et d'industrie au nord de Bologne totalement dénuée de charme, contrairement à la magnifique ville qu'elle borde. Pour réussir son pari, Eataly World - FICO ambitionne d'accueillir 6 millions de visiteurs - dont un tiers de touristes étrangers - à l'horizon 2020. Si 120.000 personnes sont venues découvrir le lieu au cours de la première semaine d'activité, en novembre dernier, on semble aujourd'hui loin du compte. Le jour de notre visite - un mercredi - nous n'avons compté dans cet espace immense qu'une petite cinquantaine de visiteurs particuliers et une classe d'écoliers en voyage scolaire. Le pari peut-il vraiment être réussi ? Et via quel modèle économique, sachant que l'entrée est gratuite, contrairement au parking, à la visite des carrousels didactiques (€2 pour chacun), à la participation à des workshops, et bien entendu à la consommation dans les espaces de restauration et boutiques. Au CIBUS, nous interrogerons un très fin connaisseur du marché italien et de ses acteurs, qui nous livre quelques éléments de réponse : “Vous avez raison, en semaine, Eataly World est souvent quasi-désert. En revanche, le week-end, le site est noir de monde. Quant au modèle économique, il est pour une large part construit sur la présence des marques ou grands consortiums qui envisagent le site comme une vitrine de notoriété et d'image. Je connais très bien les patrons de plusieurs de ces marques, et ils ont évoqué à la fois un loyer mensuel de 25.000 euros et une commission de 33% sur les ventes réalisées sur place.”
Conclusion : FICO étonne à défaut d'émouvoir
Avec Eataly-World, la chaîne italienne a donné à son concept une échelle étonnante. Il y a bien des choses à admirer ou respecter dans ce projet : son audace, une série d'intentions louables, et le professionnalisme de la théâtralisation. Mais cette médaille a un revers : la visite vous confronte à une représentation de l'alimentation italienne sous une forme qui ne déparerait pas à Dubaï : gigantisme, scénographie habile mais qui n'échappe pas toujours au pastiche, et premiumisation calquée sur les griffes de la mode. Eataly-World FICO, c'est un peu Disneyland for italian food. Autrement dit, une destination touristique bien davantage qu'un centre commercial dédié à l'alimentation. Dans cette mise en scène habile, il manque probablement ce qui fait vraiment le prix de la gastronomie italienne, celle qui vous ravira dans une trattoria populaire : la spontanéité et le coeur.
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