Une fois n’est pas coutume, c’est à la Solvay Brussels School of Economics and Management que s’est tenue la dernière réunion en date de The Digital Society, le business club spécifiquement créé par le Gondola Group pour les professionnels soucieux de travailler, s’inspirer et échanger autour des grands enjeux de l’économie digitale et du retail omnichannel.

Cette session allait en effet également permettre de clôturer la 6e édition de l’Executive Programme in Retail & Consumer Goods Distribution organisé conjointement par la célèbre école de management bruxelloise et le pôle formation et étude de Gondola Group, The Retail Academy. Deux rendez-vous prometteurs avaient été fixés aux membres de The Digital Society pour cette réunion: une présentation du livre consacré par Pierre-Alexandre Billiet à l’e-commerce, suivie d’un témoignage de Daniel Ropers, directeur général de bol.com, le principal site marchand du Benelux, filiale du groupe Ahold. Nous n’avons pas été déçus !

Vous avez dit e-cosystème?

Plutôt que de paraphraser son ouvrage* en long et en large, Pierre-Alexandre Billiet se concentre, dans une présentation bien rythmée, sur le profond changement de paradigme que représente l’émergence de modèles de développement économique en e-cosystèmes, tels que les rend particulièrement possibles l’essor du web marchand. Il ne s’agit plus tant, comme d’autres modèles le recommandent, d’affronter la concurrence en développant face à elle un avantage concurrentiel (Porter), ni de s’installer sur un nouveau territoire vierge de toute concurrence (Blue Ocean strategy), ni même de confier au client lui-même le soin de définir la stratégie de l’entreprise qui le sert (Delta model). Il s’agit plutôt de permettre à différents acteurs de s’épanouir sur des territoires où ils jouissent d’une véritable compétence, à l’intérieur d’un système plus collaboratif, adaptatif et durable, et dont la nature offre bien des métaphores.

Dans son ouvrage, Pierre-Alexandre Billiet s’est appuyé sur les contributions de personnalités telles que l’économiste Bruno Colmant, ou le DG de bol.com, Daniel Ropers. C’est à ce dernier qu’il passe le témoin pour illustrer de façon très concrète les nouveaux paradigmes de l’e-commerce. Un exercice auquel l’invité du jour se livre avec brio. Expert en la matière, Daniel Ropers l’est certainement: voilà déjà 18 ans qu’il est actif dans l’e-commerce, depuis, comme il le signale avec humour, que la “Christmas Party” de son ancien employeur, McKinsey, lui fit croiser la route d’un project leader, certes un peu éméché, mais manifestement assez enthousiaste et persuasif que pour le convaincre de s’engager en pionnier dans un web marchand encore balbutiant.

 

Offrir à chaque partenaire son “fair share”

Expérimenté, mais humble, Daniel Ropers: “80% du potentiel du canal digital reste à découvrir. (..) Nous sommes entrés dans une nouvelle phase de son développement, mais le processus est loin d’être achevé.” Et non, il n’est pas encore trop tard pour entrer dans la danse, y compris pour des acteurs dans un pays tel que la Belgique, qui a accumulé du retard en la matière. Les premiers pionniers ont eu l’inconvénient de devoir tout inventer et mettre en place eux-mêmes: interface, sourcing, paiement, logistique… Un exercice très coûteux. Les nouveaux entrants n’ont plus nécessairement à se charger de tout inventer ou développer sur leurs propres ressources. En revanche, ils doivent servir un consommateur bien plus exigeant: “A l’époque, il n’était pas obligatoire de disposer d’un site web “responsive”, adapté à un usage mobile. La concurrence était moins vive: si vous étiez, par exemple, un expert en matière de cannes à pêche, il y a fort à parier que vous étiez le seul crédible sur cette niche. Et le consommateur d’aujourd’hui vous juge sans pitié s’il trouve votre prix trop élevé ou votre délai de livraison trop lent.”

Pour Daniel Ropers, l’e-cosystème est bien le modèle souhaitable en matière de commerce digital: un fonctionnement en réseau, où chaque partie, producteur, marchand, consommateur, reçoit son “fair share” de la valeur créée à travers la chaîne. Dans un tel modèle, ce que chaque partenaire introduit est sa propre maîtrise ou expertise d’un produit ou service donné, et il reçoît une part du gâteau à la mesure de sa contribution. “Nous avons décidé en 2015 d’ouvrir notre shop en Belgique à d’autres commerçants, et comptons déjà 1.000 partenaires dans ce pays, qui s’ajoutent aux 10.000 partenaires aux Pays-Bas. Etre correct avec les partenaires de votre réseau, c’est éviter de devenir vous-même leur premier concurrent.” Une tentation qu’il croît identifier chez d’autres acteurs de l’e-commerce, qui n’hésitent pas à s’inspirer des idées de leurs partenaires marchands ni à les concurrencer. Le prix est certes un facteur de décision important pour le consommateur en ligne, compte tenu de la transparence qu’offre l’outil. Mais des facteurs tels que le caractère unique de l’assortiment, la rapidité de la livraison ou la capacité à offrir le meilleur service comptent tout autant. La notion de meilleur marché est d’ailleurs relative: “Amazon a la réputation d’offrir des prix très compétitifs. Nous nous sommes livrés à l’exercice de relever et comparer les prix de tous les retailers, on- ou offline. Et seule une toute petite proportion d’articles vendus par Amazon se situent à un prix inférieur au meilleur prix du marché.”

 

Gare au monopsone !

Convaincu du potentiel du web marchand, Daniel Ropers est aussi très conscient des risques qui sont les siens. La rapidité du changement expose le secteur à une forme de volatilité. Adaptation obligatoire ! Et faute de la mise en place d’un cadre légal adapté, le risque n’est pas mince de voir se mettre en place des situations monopolistiques à l’échelle internationale. Ce qui ne semble pas gêner le consommateur: jamais dans l’histoire du commerce n’a-t-on vu le consommateur se montrer aussi enthousiaste envers ce que lui délivrent les groupes à vocation monopolistique ! Le danger réel, expose Daniel Ropers, c’est celui du monopsone: un marché où un acteur exercerait un rôle si dominant qu’il pourrait dicter sa loi aux fournisseurs qui l’alimentent. “C’est une priorité absolue que de traduire dans un cadre législatif approprié les règles qui empêchent l’utilisation inapropriée de tels monopsones. Il faut créer des “chinese walls” entre les différents marchés de produits et services, si l’on veut éviter que les grands opérateurs non-européens ne s’appuient sur leur domination sur, par exemple, les moteurs de recherche, les media sociaux ou les systèmes d’exploitation, afin de créer une sorte d’effet domino sur tous les marchés connexes, ce qui entraînerait des conséquences macro-économiques néfastes pour l’Europe. On va vers des problèmes majeurs dans les 15 à 20 ans à venir si aucun garde-fou légal n’est mis en place aujourd’hui.” Il est toutefois très difficile de faire comprendre ces enjeux à une classe politique, très attentive à maintenir les conditions d’une saine concurrence dans l’économie traditionnelle, mais qui peine à saisir les tenants et aboutissants du versant digital. Daniel Ropers confie alors que s’il n’était pas pleinement engagé dans son job de DG de bol.com, il aimerait se consacrer à la pédagogie qu’il faut entreprendre pour expliquer les dangers potentiels d’une concentration des rôles et pouvoirs dans quelques mains. Il ne faudrait pas que le consommateur reçoive l’accès aux meilleurs prix et à la plus grande facilité, mais soit privé de l’emploi qui lui permet d’en faire usage…

Quid de l’épicerie en ligne?

Daniel Ropers répondit encore à quelques questions de l’auditoire. Le modèle de l’e-commerce, avec sa livraison à domicile,  est-il responsable, à l’heure de la prise de conscience de la nécessité d’une maîtrise de la dépense énergétique? “Je suis ravi que vous souleviez cette excellente question ! Dans tous les pays où ceci a été étudié, il apparaît que le modèle de l’e-commerce est positif: l’efficacité d’un arrêt supplémentaire dans la tournée de livraison dans la rue est supérieure aux trajets qu’effectuerait le consommateur pour s’approvisionner. Le public a sans doute l’impression que l’e-commerce génère du trafic additionnel, mais c’est tout le contraire. Et je suis déçu qu’aucune étude européenne à large échelle n’ait encore été menée sur le sujet.”

Enfin, que pense notre invité d’honneur de l’avenir de l’épicerie en ligne? “Il lui a fallu 20 ans pour atteindre une part de marché de 1% ou 1,5%. Les analystes prédisent que celle-ci atteindra 3,5% ou 4% dans 5 ans. Mais il faut être conscient d’une chose: toutes les prévisions, tous les pronostics d’experts en matière d’e-commerce se sont toujours révélés faux et archi-faux, une fois venue l’échéance annoncée ! Le plus gros impact dépend des efforts des acteurs du marché pour satisfaire les besoins du consommateur. Le marché peut bel et bien être façonné par ceux qui assurent l’offre. Cinq ans est une échéance très longue dans l’e-commerce, et j’ai tendance à penser que les choses pourraient progresser à un rythme bien plus soutenu. Considérez déjà qu’en 5 ans, 1 client sur 50 a fait de l’online son canal d’achat primaire pour les courses alimentaires. Ce n’est pas rien, 2% du chiffre d’affaires. Mais à côté de celà, vous trouverez un quart des ménages qui passeront une fois par an une commande importante, ce qui ajoutera 1%. Prenez ensuite 1 ménage à famille nombreuse sur 10 qui fera livrer à domicile deux fois par semaine un réassort de ses provisions, et vous obtenez un autre pourcent. N’oubliez pas non plus les produits non-food et near-food, dont l’achat glisse plus rapidement vers le canal online, et qui risquent de ne plus se retrouver dans le panier physique du magasin. En cumulant tous ces effets, la part de marché de l’épicerie online pourrait tout aussi bien représenter 8%, au lieu des 3,5% ou 4% annoncés.

Est-ce un nouvel eldorado commercial pour l’épicerie? Sûrement pas, compte tenu des investissements considérables et de l’échelle importante indispensable pour atteindre un résultat financier positif, ce qui ne sera pas nécessairement le cas pour tout le monde. Mais si vous sous-estimez la croissance de ce canal, vous risquez de faire de mauvais choix. Soit en loupant le bon wagon à force d’être en retard, soit en réagissant de façon exagérée et dépensant au passage bien trop d’argent pour le faire .”

*E-commerce. En Wat Nu? E-cosystemen, of de toekomst voor retailers en merken, uniquement disponible en néerlandais au prix de 19€, sur commande via info@gondola.be, +32 2 616 00 00