Climat, santé, société : les enjeux qui sont ceux de l’époque imposent aux entreprises de revoir ou transformer leur fonctionnement. Et c’est tout particulièrement vrai pour la “transition ESG” (Environnementale, Social et de Gouvernance) qui s’impose à tout le secteur alimentaire. Problème : rares sont les entreprises capables de financer l’effort que représente cette transition, prévient Graydon Creditsafe, l’expert de la gestion du risque financier, qui s’est appuyé sur une analyse des résultats de nombreuses entreprises du secteur alimentaire. Comment trouver malgré tout les moyens d’engager cette transition, sans pour autant recourir au ruineux système des subsides publics ? C’est l’objet d’un dialogue constructif entre Pierre-Alexandre Billiet (CEO Gondola), l’économiste Bruno Colmant et Eric Van den Broele (GraydonCreditsafe).
L’alimentaire, c’est un secteur particiulièrement important. On recense en Belgique 5.549 entreprises agricoles, 3.706 entreprises de transformation, 4.762 grossistes ou négociants, 16.346 restaurants ou entreprises de catering, et 9.056 commerçants en alimentation, nous apprend notre interlocuteur du jour, Eric Van Den Broele, Director Research & Development chez Graydon Creditsafe. C’est aussi un univers confronté à l’obligation d’engager une transition vers un modèle plus durable, autour du Green Deal et des préoccupations ESG. Mais être plus vertueux sur autant de paramètres représente un effort colossal. Les entreprises du secteur alimentaire sont majoritairement conscientes de l’effort à accomplir. D’ailleurs, il ne s’agit même plus d’un choix, observe Eric Van Den Broele : elles vont être contraintes de le faire. Les grandes entreprises fournissent déjà un reporting sur leur degré de préparation par rapport à l’agenda durable. Mais qui des autres, plus modestes ? Qu’elles le veuillent ou non, elles devront suivre ce mouvement, qui exerce sur elles un effet cascade. Si les grands acteurs veulent être prêts sur leurs pratiques et leur reporting, ceci va aussi s’appliquer à tous leurs fournisseurs. Pour eux, le choix se résumera donc à une alternative : “Sink or Swim” ! Les entreprises qui ne seront pas ESG ready risquent bien d’être laissées de côté.
Un tiers des entreprises du secteur alimentaire sont aujourd’hui rigoureusement incapables de financer cette transition. ESG de façon indépendante , que ce soit via leurs bénéfices ou leurs réserves.
Ça, c’est pour l’enjeu. Reste à étudier les modalités pratiques, et en l’occurrence financières, d’un tel effort devant traverser cet énorme secteur d’activité. “On part du principe que, pour couvrir cet effort de transition, les entreprises devraient investir un montant représentant environ 5% de leur chiffre d’affaires. Est-ce réaliste ? Si elles le financent à partir de leurs bénéfices, seules un pour moins de la moitié (49,52%) peuvent se le permettre,” nous apprend Graydon Creditsafe. A ces entreprises, on peut encore ajouter celles qui disposent de réserves importantes : on parle là de 17,11% du total des entreprises du secteur. Reste donc un tiers des entreprises qui sont, elles, rigoureusement incapables aujourd’hui de financer de façon indépendante cette transition.
Les laisser à leur sort, sur le bord de la route, où leur incapacité à suivre le train durable les condamnera à coup sûr, n’est pas une option : les risques d’assister à des faillites mais aussi à des pénuries alimentaires sont trop critiques. Quelles solutions, alors ? Miser sur la capacité de l’industrie à augmenter ses marges pour réinjecter ce bénéfice dans la transition ESG ? “Dans l’environnement économique et concurrentiel actuel, c’est presque impensable, le consommateur paierait alors la facture” observe Eric Van Den Broele, en évoquant la goutte faisant déborder le vase du mécontentement. De toute façon, même dans ce cas, le nombre d’entreprises capables de financer la transition à partir de leurs bénéfices réinvestis ne changerait pas spectaculairement : on passerait de 49,52% à… 52,25% !
Il y a bien sûr la fausse solution, celle qui consisterait à subsidier massivement par de l’argent - et de l’emprunt - public les investissements nécessaires qu’un tiers des entreprises alimentaires ne peut se permettre. Bref, alourdir la dette publique pesant sur les générations futures. Impraticable.
La piste des intérêts notionnels
Quelles pistes reste-t-il alors pour que la transition ESG soit bien accessible à tous, dans le secteur ? La première est celles de la déduction des intérêts notionnels, un mécanisme fiscal introduit en 2006, et auquel le gouvernement belge vient récemment de supprimer en octobre dernier. Son principe ? Si une entreprise finance un investissement avec ses moyens propres plutôt qu’avec des dettes, on lui permet de déduire fiscalement des intérêts. Ce mécanisme a beaucoup aidé les PME à franchir les remous de la crise des subprimes, entre 2009 et 2013. Et il peut à nouveau se révéler précieux pour elles, sans grever exagérément les recettes fiscales de l’Etat : le manque à gagner pour celui-ci ne représente qu’une fraction du bol d’oxygène que ceci représente pour les entreprises. Chaque point additionnel de pourcentage du taux de déduction des intérêts notionnels se traduit pour les entreprises par une augmentation du volume des fonds propres de 0,672%. Ceci vous parait peu ? détrompez-vous. Imaginons une mesure de déduction des intérêts notionnels à un taux de 5% : les fonds propres des entreprises augmenteraient de 20 milliards, alors que l’Etat ne perdrait dans un premier temps que 250 millions. Pourquoi ce “dans un premier temps” ? Parce qu’on peut postuler que les nouveaux fonds propres crées de la sorte seraient au fil du temps rentabilisés, et créeraient de nouvelles recettes fiscales. Les mérites de la formule sont évidents : elle exerce un effet de levier spectaculaire sur les fonds propres des entreprises, tout en réduisant à des montants très modestes le coût social.
La piste des prêts bancaires
Deuxième hypothèse : celle de voir le gouvernement encourager les emprunts bancaires par un mécanisme de garanties publiques. La capacité d’emprunt des entreprises n’est pas sans limite, elle est parfois déjà engagée. Les banques sont devenues plus frileuses après l’épisode du COVID. Et de façon paradoxale, par rapport à cette problématique de la transition ESG, elles sont plus enclines à prêter aux entreprises qui sont déjà prêtes pour les ESG qu’à celles qui doivent encore se réinventer dans ce domaine.
Follow the money…
En appliquant conjointement ces deux scénarios de financement, on améliore certes la proportion d’entreprises désormais capables de financer la transition ESG. Mais celà ne suffit toujours pas pour 25% de celles du secteur alimentaire. De ce point de vue, les moyens sont inégaux. Certaines entreprises engrangent de plantureux bénéfices et disposent de réserves excédentaires considérables, que les investissements requis par la transition ne pourront épuiser. Ceci pourrait conduire à d'importantes vagues d'acquisitions dans les années à venir, les grandes entreprises absorberont les petites. Ce n'est pas souhaitable : on risque une uniformisation, un appauvrissement de l'offre, une perte de créativité, et la Belgique deviendrait extrêmement dépendante d'acteurs internationaux pour son alimentation, son approvisionnement et sa distribution.
Nos trois témoins préconisent plutôt de concevoir des régimes fiscaux qui encouragent les entreprises disposant de réserves superflues à les investir partiellement dans des entreprises de leur chaîne logistique, voire chez des pairs, à condition toutefois que le taux de participation reste mineur. De cette façon, les entreprises déjà autonomes soutiendraientcelles qui sont plus fragiles et dépendantes. De nouveaux partenariats émergeraient, profitables à toutes les parties.