+ Plus Interview Fairtrade Belgium : la croissance en toute conscience
“Le projet du commerce équitable? C'est de remettre un peu d'humain au coeur du système. Alors forcément, c'est un objectif qui résonne chez un peu tout le monde.” Nous sommes en compagnie de Nicolas Lambert, Directeur de Fairtrade Belgium, pour une conversation à bâtons rompus au cours de la semaine du commerce équitable, sur la terrasse qui surplombe le bâtiment ixellois hébergeant les locaux de l'organisation gérant le label Fairtrade.
Le fair trade, ce n'est plus aujourd'hui un vague projet généreux cantonné à des canaux de distribution alternatifs. C'est une forme de consommation qui progresse. Et puis c'est un métier à part entière, qui a réussi à attirer à lui de vrais, de grands professionnels. Nicolas Lambert en forme le parfait exemple. La carrière de ce Montois, ingénieur commercial de formation, lui a permis de pratiquer le marketing au plus haut niveau. Il sera tour à tour marketing manager chez Unilever, Group Marketing Manager pour toutes les pils d'AB InBev sur le marché Belux, et enfin Directeur Marketing chez Alken-Maes, où son travail redonne aussitôt des couleurs à la Maes pils, et lui vaut d'être désigné Marketer de l'année 2010. Après un détour de 5 ans dans le monde de la communication publicitaire, chez BBDO, il succède en juin 2016 à Lily Deforce dans le rôle de Directeur de Fairtrade Belgium, orthographié en un mot et prenant la majuscule, l'organe de promotion et certification des produits du commerce équitable, autrefois connu sous le nom de Max Havelaar. Un choix de carrière qui pourrait surprendre, s'agissant d'un professionnel ayant piloté des marques commerciales de gros calibre, mais qui ne trahit aucune lassitude envers le marketing, une discipline qu'il enseigne toujours à la Louvain School of Management (UCL). C'est à la fois un choix de vie et une histoire de convictions. Nicolas Lambert est manifestement bien dans sa peau et épanoui dans sa fonction. Le tout donne un entretien passionnant qui illustre l'évolution de cette forme de commerce assise sur des valeurs, et sa montée en puissance dans les tendances qui orientent la consommation de nos contemporains.
Nicolas Lambert, vous êtes un homme de marketing ayant atterri au pays des idéalistes ?
Si vous voulez, mais il faut toujours se méfier des clichés. Il y a bien sûr chez nous une forme d'idéalisme, mais très ancrée dans le pragmatisme. Une forme d'humilité aussi : nous ne nous sommes pas fixé comme objectif de changer le monde, mais plus simplement de remettre un peu d'humain dans le commerce. Et c'est un objectif de plus en plus partagé. J'en parlais voici quelques jours avec le patron d'un de nos principaux retailers, et lui aussi me confirmait que ce type de préoccupation figurait à son agenda. “Human chains are stronger than supply chains”: il y a une prise de conscience qu'à certains niveaux, il y a un vice dans le modèle de production, une absurdité. Que parfois ça déconne, pour parler de façon plus imagée. Et c'est évidemment un contexte particulièrement favorable au modèle du commerce équitable. Au sens le plus strict et le plus noble du terme, notre travail est du marketing, c’est-à-dire la mise en contact d’un producteur et d’un acheteur, d’une manière qui soit profitable aux deux parties. On est dans le domaine de l'émotion. Globalement, il y a un mouvement qui va vers le mieux. Mais il y a encore une forte part d'irrationnel.
Pour les retailers et les marques qui posent le choix de l'équitable, il s'agit en revanche de décisions rationnelles...
La conviction, le souci de bien faire sont là, mais c'est effectivement aussi une décision business, surtout quand ces entreprises s'engagent de façon résolue dans le commerce équitable. Aujourd'hui, je remarque que de façon générale, deux types d'entreprises le font avec succès. Les retailers sont très en avance sur les grandes marques nationales. En particulier sur les gammes Private Labels : 40% des références de café à marque Delhaize portent par exemple aujourd'hui le label Fairtrade. Les distributeurs ont vraiment la main, et ils jouent un rôle positif et proactif. Et puis il y a un autre groupe très actif, c'est celui des PME, qui s'engagent dans l'équitable jusqu'à en faire un élément de leur ADN. Voyez des marques comme Café Liégeois, avec sa gamme Mano Mano, le chocolat Belvas, Miko avec sa marque ‘Puro’... Les marques qui font du fairtrade un succès sont celles qui y croient vraiment, qui jouent le jeu à fond.
Votre organisation fait le lien entre des acteurs aux rôles et aux pouvoirs très différents, dans la chaîne d'approvisionnement.
Fairtrade agit toujours dans les catégories qui adoptent un profil de sablier, parce que c'est là que nous sommes les plus utiles. Qu'est-ce qu'on entend par sablier ? Tout simplement le schéma qu'on pourrait dessiner pour décrire le flux de production. La base est très large : ce sont les très nombreux consommateurs. Et le sommet est lui aussi très large : les ressources concernées sont cultivées par une foule de tout petits producteurs. Et entre ces deux extrêmes, le profil se resserre, parce qu'on a une concentration accrue d'acteurs puissants : les traders, les industriels, les multinationales, les distributeurs... Le problème classique sur ces marchés est qu'il y a un déséquilibre entre de tout petits producteurs et de très gros acheteurs, le tout étant aggravé par la forte spéculation sur les prix.
Et vous discutez donc avec tout le monde ?
C'est la condition de l'efficacité. Il faut que tout le monde prenne sa responsabilité dans la chaîne. C'est complexe à gérer parce que c'est systémique, mais c'est aussi passionnant. Ce qu'il faut éviter à tout prix, c'est le phénomène de la patate chaude qu'on refile au voisin d'en haut ou d'en bas, dans cette filière. Il y a toujours de bonnes ou mauvaises excuses à ne pas bouger. Le distributeur vous dira que le consommateur n'est pas prêt à payer plus, le fabricant qu'il est mis sous pression par le distributeur, le trader vous assurera qu'il ne demande pas mieux que d'offrir du fairtrade à qui est prêt à le payer à son juste prix... Par conséquent, notre rôle est de travailler sur toutes les étapes de la filière, de parler à tous.
Même au consommateur ?
Oui, même à lui. On pourrait s'abstenir de le faire, mais il reste un important travail pédagogique à mener. Et c'est bien pourquoi nous avons encore lancé la campagne de sensibilisation “Et vous, combien de temps travaillez-vous pour 67 cents ?”, qui est le revenu d'une journée de travail pour un producteur de cacao africain. Ensuite, on remonte vers le retailer, le fabricant, le trader, et bien sûr le producteur. Le travail que nous menons à son profit ne le soustrait pas à une série de conditions, sur des critères tels que l'environnement, le travail des enfants, la condition des femmes... C'est du donnant donnant. Et à tous ces interlocuteurs, il faut encore ajouter le monde politique, avec lequel on peut créer un environnement favorable aux produits du commerce équitable.
Et le pouvoir politique s'implique, en Belgique ?
Oui, c'est le cas. Il y a des organismes qui y travaillent, des initiatives. Je viens de participer à une table ronde sur la durabilité du chocolat belge organisée par le ministre Alexander De Croo. Prenez aussi la décision prise par l'administration flamande de s'engager à privilégier des produits Fairtrade pour ses propres besoins. Très souvent, ce sont les marchés publics qui poussent la demande de l'équitable, prennent valeur d'exemple, aident à l'adoption de ce réflexe et contribuent à créer une chaîne vertueuse.
Dans la communauté de l'équitable, où l'on trouve pas mal de chapelles, plus ou moins radicales, vous êtes plutôt partisan d'un dialogue constructif avec toutes les parties en cause ?
Notre conviction c’est que, pour être efficace, pour agir en faveur des petits producteurs, il faut être pragmatique, ce qui ne veut pas dire oublier les fondamentaux de sa mission. Le modèle fairtrade, ce n'est pas de la naïveté, c'est créer de la valeur pour tout le monde, en s'assurant qu'elle soit justement distribuée. La vraie naïveté, c'est d'être doctrinaire et de décréter que les autres sont bien assez riches et puissants et n'ont qu'à payer. Dans un paysage du retail alimentaire belge ou la rentabilité nette tourne autour de 1%, il faut tâcher de comprendre les réalités, les logiques et les enjeux, et entreprendre un travail de longue haleine pour avoir un réel impact sur la cause que vous portez.
Le monde du fair trade a changé ?
Il y a trois grandes étapes dans l'histoire de ce mouvement, et elles se superposent davantage qu'elles ne se remplacent. Au départ, il y a l'étape militante, celle où les produits du commerce équitable sont souvent vendus à travers des canaux alternatifs, et touchent un public de convaincus. Vient ensuite l'étape de la niche équitable, avec la présence en rayon de gammes équitables identifiées comme telles, parce que le distributeur tenait à ce que le label soit crédible. Et là, nous sommes entrés dans la 3e étape, celle où nous devenons une solution pour les acteurs qui veulent tenir leurs promesses en matière de développement durable. Selon les cas, les secteurs, les entreprises, c'est parfois plus sincère, parfois plus opportuniste. Mais le sens général est bien celui d'une prise de conscience. C'est un distributeur qui me le disait récemment : “Notre responsabilité ne s'arrête pas aux portes de notre entrepôt.”
C'est aussi un secteur qui s'est professionnalisé...
C'est vrai, et il n'y a qu'à voir les trois derniers talents qui ont récemment rejoint Fairtrade Belgium, et qui ont tous une expérience et une expertise significative, en matière de trade marketing, d'account management, de RP. Remettre l'humain au centre de l'équation est bel et bien notre mission, et nous ne l'avons jamais trahie. Mais nous n'opérons pas dans un monde de Bisounours, le fair trade n'est plus seulement aujourd'hui une vocation, c'est aussi un métier. Si l'on veut vraiment avoir un impact favorable sur les producteurs du sud, on se doit de développer les volumes équitables, vendus aux conditions équitables. Et ça passe nécessairement par une vraie rigueur et de vraies compétences, celles qui vous permettent de comprendre les logiques de tous les métiers concernés. Celles qui font que les acteurs de la filière voient Fairtrade comme un partenaire fiable et utile. A de rares exceptions près, il est devenu très difficile pour une marque de mettre en place sa propre filière d'approvisionnement équitable et se charger du contrôle. Le cacao est produit à 90% par des petits producteurs, le café à 80%. Bonne chance à qui débarque comme cela un beau jour et croit pouvoir aussitôt maitriser la complexité de ces filières ! Le label Fairtrade a un rôle important à jouer parce que nous sommes actifs dans cet univers depuis 30 ans, qu'on connaît les acteurs, qu'on a des modèles pour rendre cette filière plus durable.
On a l'impression que l'équitable reste cantonné à quelques produits : les bananes, le café, le cacao, le sucre de canne...
Et ce n'est pas tout à fait faux. Ce sont précisément des marchés qui correspondent à ce profil en sablier dont je parlais tout à l'heure. Ceux où nous pouvons donc avoir le plus d'impact. Et il reste encore beaucoup de chemin à parcourir, même sur ces produits si emblématiques de l'équitable. Prenons un exemple : seuls 30% des volumes de cacao produits en Afrique et certifiés Fairtrade sont aujourd'hui vendus aux conditions fair trade ! C'est bien pourquoi notre travail doit porter sur tous les échelons de la filière. Nous devons aussi avoir l'humilité de nous focaliser sur les marchés que nous maîtrisons parfaitement, où notre travail sera le plus efficace. Mais attention, il y a bien de gros progrès en cours sur d'autres types de produits. Voyez par exemple les fleurs vendues par Aldi, qui sont 100% issues d'une production labellisée Fairtrade. Ou encore les sacs réutilisables en coton bio et équitable qu'on voit apparaître comme une alternative aux sacs plastiques.
On voit aussi apparaître des initiatives équitables sur les productions locales, en Europe, là où les filiales agricoles souffrent. Pensons au lait, à Fairebel, à C'est qui le patron ?
Des initiatives qu'on défend, et pour lesquelles nous avons une vraie sympathie. Si on peut aider, partager des expériences avec l'équitable Nord-Nord, tant mieux. Mais notre terrain de compétence, les filières que nous maîtrisons sont Nord-Sud. Et la pire des erreurs serait d'opposer ces deux logiques. Ca n'a absolument pas de sens, il n'y a aucune confrontation.
Il y a une tentation de le faire ?
Oui, c'est clair, chez certains politiques qui disent vouloir accorder toute priorité au local et aux circuits courts. Des valeurs qui sont bien sûr tout à fait positives, mais qui peuvent dans leurs discours être présentées sous une forme exclusive, aussi dangereuse qu'absurde. Remettre l’humain au centre du commerce ça vaut tout autant dans le sud que dans le nord.
Terminons peut-être par un aspect très pragmatique : comment chiffrez-vous la croissance du chiffre d'affaires sur le périmètre équitable en Belgique ?
Contrairement a ce qu’on a pu lire récemment dans la presse, le Fairtrade continue d’avoir le vent en poupe en Belgique comme à l’international. Nous constatons, sur l'ensemble du portefeuilles de produits certifiés par notre label, une croissance de 8% en valeur et de 10% en volume. Les produits du commerce équitable continuent donc de s'aligner sur une tendance très positive. Vous en connaissez beaucoup, des univers de consommation alimentaire qui progressent de 8%?
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